Tony Comédie

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Passion au Théâtre du Châtelet

Critique

Poursuivant sa saison de comédies musicales, le Théâtre du Châtelet propose, pour encore quelques représentations, le Sondheim de cette année : Passion. Avec Andy Einhorn à la direction de l'Orchestre Philharmonique de Radio France, cette création du Théâtre du Châtelet tranche avec les précédentes de la saison.

Inspiré du film Passione d'amore, de Ettore Scola (lui-même d'après le roman Fosca d'Iginio Ugo Tarchetti), Passion raconte l'histoire du jeune capitaine Giorgio Bachetti, muté loin de sa belle amante Clara, dans un garnison où il fera la connaissance de Fosca. Cousine de son colonel, cette jeune fille est terriblement laide, et malade au point que toute relation amoureuse lui est interdite. Fosca va harceler Giorgio, l'emprisonnant malgré lui dans une relation malsaine qui le verra mettre fin à son aventure avec Clara. Giorgio finira par céder à Fosca, entraînant la mort de la jeune fille après leur unique nuit d'amour.

Cette histoire est d'une densité dramatique incroyable pour une comédie musicale. Elle expose des sentiments crus, portés par une des plus belles partitions de Sondheim à mon sens ! Natalie Dessay, interprète de Fosca, la qualifie de "tragédie musicale". Le mot est juste. De loin la pièce la plus lyrique de Sondheim, Passion enchaîne rapidement (en un acte d'un peu moins de deux heures) une intrigue où chantage et manipulation projettent sur le spectateur un sentiment d'inconfort captivant.

Usant d'une partition rhapsodique, pleine de tension, d'harmonies inhabituelles et de dissonances, Sondheim a créé une musique qui avance sans cesse. Pas le temps de respirer, d'applaudir, on doit se laisser porter de lieu en lieu, de personnage en personnage, de lettre en lettre...

Un aspect spécifique de cette œuvre est en effet qu'il s'agit d'une comédie musicale épistolaire, la seule du genre ! Et quelle défi pour la mise en scène d'intégrer des personnages qui ne sont pas réellement dans l'action sur le plateau. C'est à Fanny Ardant qu'a été confiée cette mission. Huit ans après son Véronique, Fanny fait ici son retour au Théâtre du Châtelet, et joue aisément de l'atmosphère lourde de cette pièce. Elle propose une mise en scène épurée, où le chœur prend la place des décors, et les artistes sont abandonnés sur un plateau quasiment nu. Et pourtant, rien ne manque, les acteurs communiquent justement les sentiments voulus, rendant encore plus exacerbés les sentiments mêlés des personnages.

Au service de cette mise en scène, Guillaume Durrieu propose, en guise de décors, d'immenses toiles toutes en nuances de gris, qui défilent comme la musique au rythme de l'intrigue. Ces tableaux abstrait contribuent beaucoupe à l'aspect très psychologique de cette pièce ; ils offrent le cadre parfait aux costumes sobres de Milena Canonero. Là encore, tout tranche avec les dernières créations, aucune scène au-dessus des autres, l'intégralité de ce qu'on voit est au service de ce que veut communiquer la longue chanson qu'est Passion.

Pour interpréter cette "tragédie musicale", le casting idéal ! La pièce est portée par Natalie Dessay (Fosca), qui prouve ici qu'elle a bel et bien réussi ce virage dans sa carrière d'ex-soprano colorature sur les plus grandes scène d'opéra au monde. Elle s'impose dans Passion dans une tessiture bien plus grave, et j'ai particuièrement admiré le travail qu'elle a dû fournir pour tenir ce rôle très dramatique en anglais, au milieu d'artistes dont c'est la langue maternelle.

Parmi eux, j'ai été conquis par le superbe Giorgio de Ryan Silverman. Cet artiste canadien, que l'on croise aussi bien à Broadway que dans de célèbres séries télévisée, s'impose dans Passion, tant par une voix splendide que par un jeu parfaitement adapté. Il nous offre un Giorgio manipulé, torturé par Fosca, soumis au chantage de Clara, et l'empathie que l'on ressent pour son personnage a le goût amer de l'expérience qu'on a l'impression de connaître tant il la communique bien.

Mais finalement, mon coup de cœur va à Erica Spyres pour son interprétation de Clara, la maîtresse finalement délaissée, partagée entre son amour pour Giorgio et son rôle mère. Clara est sans cesse sur scène, principale correspondante de Giorgio dans cette pièce épistolaire. Et Erica s'impose, chanteuse brillante, actrice généreuse, même en arrière scène, capturant sans cesse le regard, l'attention, l'écoute... Finalement, c'est son personnage que j'ai le plus plaint dans l'histoire, dans sa dualité morale comme dans l’innocence brisée de son amour.

Passion, cette œuvre porte bien son titre, tant on les vit toutes à travers les différents personnages. C'est une pièce sombre, on n'en sort par le cœur léger. Mais la catharsis qu'offre cette tragédie est finalement digne des plus grands opéras. Il reste quelques jours de représentation... Ne les ratez pas !

Merci à Der Traümer (remidertraumer@gmail.com), rédacteur invité pour cette critique !

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